Des spécialistes religieux en migration

Ethnologie française

Appel à contributions pour le dossier thématique :

Des spécialistes religieux en migration

Coordination :
Julie Picard (Université de Bordeaux, UMR Passages)
Pierre-Yves Trouillet (CNRS, UMR Passages)

Ce numéro de la revue Ethnologie française portera sur les migrations et les circulations transnationales des spécialistes religieux, ainsi que sur le rôle que peuvent jouer ces mobilités dans la construction de l’autorité religieuse. Les actrices et les acteurs religieux voyagent depuis des siècles mais la diversité, les formes et les enjeux de leurs migrations contemporaines sont assez mal connus. Certes, la figure classique du missionnaire demeure, malgré la diversification des pays émetteurs et la redéfinition des contours de la mission (Prudhomme 2001 ; Spindler et Lenoble-Bart 2007 ; Miankian 2020). Mais cette figure ne saurait épuiser à elle seule la variété des profils des actrices et des acteurs de diverses religions actuellement impliqués dans des migrations et des circulations transnationales. Qui sont, alors, les spécialistes religieux qui migrent et circulent aujourd’hui de par le monde pour officier dans les lieux de culte de nos sociétés, traversées notamment par la recomposition et la transnationalisation des pratiques religieuses ? Quels sont leurs parcours ? Que fait la migration à l’autorité religieuse ? Comment celle-ci se (re)construit-elle en situation migratoire ? Et peut-on identifier certaines dynamiques spécifiquement contemporaines au sein des circulations de ce type d’acteurs qui sont finalement assez anciennes ? Les circulations transnationales des spécialistes religieux soulèvent aussi des enjeux sociaux et politiques, à la fois dans les pays de départ, de transit et d’arrivée, tant au sein des communautés religieuses que pour les États (Jouanneau 2013), qui méritent également l’attention des sciences sociales et des études migratoires.

Ce dossier propose d’apporter des réponses à ces quelques questions à partir de contributions portant sur diverses religions et régions du monde afin de développer une approche comparative des migrations des spécialistes religieux. Si ce dossier est ouvert à tous les terrains et toutes les religions, une attention particulière sera prêtée aux propositions portant sur les contextes français (notamment au regard de la laïcité) et européen, et à celles traitant de femmes spécialistes du religieux.

Les circulations et les migrations contemporaines des actrices et des acteurs religieux, ainsi que leur rôle dans la fabrique de l’autorité religieuse, ont été assez peu envisagés par les études migratoires et par les recherches anthropologiques sur le religieux. Les premières ont surtout porté, depuis les années 2000, sur la transnationalisation des religions (Van Der Veer 2002 ; Bastian et al. 2003 ; Agyriadis et al. 2012 ; Grannec et Massignon 2012), sur les adaptations des pratiques religieuses en migration ou en diaspora, et sur les transformations des paysages religieux des pays d’immigration (Bava et Capone 2010 ; Bava 2011). Les mobilités des spécialistes religieux chrétiens ont été largement étudiées par le champ de la missiologie (Spindler et Lenoble-Bart 2007 ; Bosch 2009 ; Dumons et al. 2021 ; Kaczmarek et Prudhomme 2023), mais celui-ci s’est peu penché sur les questions migratoires et d’autorité religieuse qui sont centrales dans ce dossier. De plus, le christianisme est loin d’être la seule religion aujourd’hui concernée par les migrations de spécialistes religieux, dont les profils ne sauraient être réduits à la seule figure du missionnaire. Il reste notamment à mieux connaître les actrices et les acteurs religieux recrutés dans leur pays d’origine par leurs coreligionnaires en diaspora (Mohammad-Arif 2004 ; Trouillet 2020), les spécialistes religieux qui s’expatrient dans le cadre de leur formation (Bava 2016), ou encore les individus se découvrant une vocation religieuse au cours d’une migration ou en situation de diaspora (Bava et Picard 2014 ; Claveyrolas 2014 ; Picard 2016), soit autant de profils qui intéressent particulièrement ce dossier.

Les recherches anthropologiques sur l’autorité religieuse ont quant à elles rarement interrogé frontalement le fait migratoire, mises à part plusieurs enquêtes ethnographiques notables (Mary 2003 ; Mohammad-Arif 2004 ; Fancello 2006 ; Claveyrolas 2014 ; Bava 2016) et certains travaux récents consacrés aux religions du Livre dans le monde méditerranéen (Boissevain et al. à paraître). Les principaux travaux sur les transformations contemporaines de l’autorité religieuse ont souligné la dérégulation progressive de l’autorité institutionnelle et le gain d’importance du charisme personnel dans la légitimation de l’autorité religieuse, dans le prolongement des idées de Max Weber (Cohen et al. 2004 ; Aigle 2011 ; Jouanneau et Raison du Cleuziou 2012 ; Boissevain et al. à paraître). Cependant, le rôle du parcours migratoire des spécialistes religieux dans la fabrique de leur compétence, de leur charisme et de leur autorité reste peu envisagé, bien que la notion de « carrière » apparaisse dans plusieurs études récentes (Luca et Madinier 2016 ; Fer 2021 ; Hérou et Pedron Colombani 2022).

Ce numéro pourra s’articuler autour de quatre axes :

– La fabrique transnationale de la compétence et de l’autorité religieuses
Inspirés par le renouveau des travaux sur le religieux en migration et « en mouvement » (Hervieu-Léger 2001 ; Levitt 2003 ; Meintel et Le Blanc 2003 ; Bava et Capone 2010 ; Bava et Picard 2014 ; Chanson et al. 2014 ; Droz 2016 ; Trouillet et Lasseur 2016), nous souhaiterions d’abord examiner dans quelle mesure la compétence et l’autorité religieuses peuvent se construire ou s’acquérir par la mobilité. Nous distinguons la compétence religieuse et l’autorité religieuse car elles ne sont pas synonymes mais plutôt complémentaires : d’une part, l’autorité religieuse dépend non seulement de la légitimité institutionnelle et du charisme personnel, mais aussi d’une compétence reconnue en termes de savoir et de savoir-faire qui peut notamment se nourrir d’une expérience migratoire ; d’autre part, certains spécialistes religieux sont recrutés à l’étranger en raison de leur compétence dans la technique rituelle sans pour autant exercer d’autorité morale sur les fidèles (Mohammad-Arif 2004 ; Trouillet 2020). De plus, nous souhaitons prendre en compte des processus de construction de la compétence et de l’autorité religieuses à la fois institutionnalisés et informels afin d’envisager non seulement des acteurs migrants ayant divers niveaux de spécialisation religieuse, mais aussi pour comprendre leurs rôles dans la transnationalisation religieuse, en considérant aussi bien des projets de type (néo)missionnaire qu’une transnationalisation non institutionnelle « par le bas ».

– Parcours migratoires et mobilités socio-économiques des spécialistes religieux
Un deuxième axe pourra se concentrer sur les parcours migratoires (personnels, professionnels, de formation) des spécialistes religieux, hommes comme femmes, et évaluer dans quelle mesure l’expérience migratoire peut avoir une influence sur la mobilité sociale et économique de ces acteurs, au pays d’origine comme au pays d’immigration. Il s’agit également de comprendre la nature des espaces relationnels (y compris virtuels) définis par les migrations de ces acteurs religieux, entre « champs sociaux transnationaux » (Basch et al. 1993) et « territoires circulatoires » (Tarrius 1996), et d’examiner dans quelle mesure ces réseaux transnationaux contribuent à leur mobilité sociale et statutaire.

– Les spécialistes religieux migrants et la société du pays d’immigration
Un troisième axe pourra porter sur les relations qu’entretiennent les spécialistes religieux migrants avec l’environnement social de leur lieu d’exercice, c’est-à-dire la société du pays d’accueil (ou de passage), ses institutions (religieuses et politiques), ses diverses communautés religieuses et les différentes générations de coreligionnaires qui y sont présentes. Qu’il soit constitué de personnes issues de la société locale, immigrées ou descendant d’immigrés, ayant ou non la même nationalité, le public de ces spécialistes religieux migrants est essentiel à leur pratique, à leur reconnaissance et à leur recrutement. Il peut en outre reconsidérer ses propres pratiques religieuses sous l’influence des acteurs religieux venus de l’étranger. Il sera aussi nécessaire de considérer les enjeux politiques et les législations mises en place par les pays hôtes pour recevoir ces spécialistes religieux migrants (types de visas et de contrats de travail), ainsi que les modalités d’intervention de l’État dans les formations religieuses (suivi professionnel et des formations, droit de regard, accords diplomatiques inter-États, etc.).

– Circulations et recompositions des savoirs et des pratiques
Un quatrième axe, plus attentif aux pratiques et aux savoirs, pourra chercher à évaluer dans quelle mesure les circulations transnationales des spécialistes religieux et de leurs savoirs(-faire) ont un impact sur les techniques rituelles ainsi que sur les contenus des formations et des savoirs religieux dans les pays d’accueil et d’origine. On pourra aussi s’intéresser dans cet axe à l’importance prise par les outils numériques dans la formation et les savoirs des spécialistes religieux, et à celle prise par les réseaux sociaux dans la construction du charisme et de l’autorité de certains spécialistes religieux, dont certains diffusent sur internet leurs CV, leurs activités et leurs expériences à l’international.

Calendrier
Les articles peuvent être rédigés en français ou en anglais. Les propositions de contributions (titre et résumé de 5 000 à 6 000 signes, références bibliographiques incluses) sont attendues pour le 15 février 2025. Elles mentionneront les principaux axes de démonstration ainsi que les matériaux (enquêtes et/ou archives) mobilisés et seront assorties d’une notice bio-bibliographique de l’auteur·ice. Elles doivent être envoyées aux coordinateur·ice·s du dossier, Julie Picard (julie.picard@u-bordeaux.fr) et Pierre-Yves Trouillet (pierre-yves.trouillet@cnrs.fr).

La sélection des propositions sera transmise aux auteur·ice·s début mars 2025. Les textes définitifs (de 35 000 à 70 000 signes max., espaces et bibliographie compris) devront être envoyés avant le 30 septembre 2025.

La publication de ce numéro d’Ethnologie française est prévue pour octobre 2026.

La mise en forme des articles retenus devra s’appuyer sur la note aux auteur·ice·s de la revue : http://ethnologie-francaise.fr/proposer-un-varia/.

Bibliographie
Agyriadis K., S. Capone, R. de la Torre et A. Mary, 2012, Religions transnationales des Suds : Afrique, Europe, Amériques. Paris, IRD, L’Harmattan.

Aigle D., 2011, Les autorités religieuses entre charismes et hiérarchies. Approches comparatives. Turhnout (Belgique), Brepols.

Basch L., Glick-Schiller N., Szanton Blanc C., 1993, Nations Unbound. Transnational Projects, Postcolonial Predicaments and Deterritorialized Nation-States. London, Routledge.

Bastian J.-P., F. Champion et K. Rousselet, 2003, La globalisation du religieux. Paris, L’Harmattan.

Bava S., 2016, « Migrations africaines et christianismes au Maroc. De la théologie des migrations à la théologie de la pluralité religieuse‪ », Les Cahiers d’Outre-Mer, 2016/2 (n° 274), pp. 259-288‬‬‬‬.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

Bava S., 2011, “Migration-Religion Studies in France: Evolving Toward a Religious Anthropology of Movement”, Annual Review of Anthropology, n°40, pp. 493-507.

Bava S. et S. Capone, 2010, « Religions transnationales et migrations : regards croisés sur un champ en mouvement », Autrepart, n°56, pp. 3-16.

Bava S. et J. Picard, 2014, « La migration, moment de mobilité religieuse ? Le cas des Africains au Caire », numéro spécial des Cahiers d’Études du religieux, https://doi.org/10.4000/cerri.1390.

Boissevain K., M.L. Boursin, S. Gabry-Thienpont, S. Mervin et N. Neveu, 2024 (à paraître), Autorités religieuses en mouvement. Circulation, transmission et matérialité (Christianisme, Judaïsme, Islam), Diacritiques Éditions, Coll. Islamo-logiques.

Bosch D. J., 2009 (rééd.), Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires. Paris, Karthala.

Chanson P., Y. Droz et al. (eds), 2014, Mobilité religieuse. Retours croisés des Afriques aux Amériques. Paris, Karthala.

Claveyrolas M., 2014, « Un prêtre tamoul dans le chantier de l’hindouisme mauricien », in Servan-Schreiber C. (éd.), Indianité et créolité à l’île Maurice. Paris, Éditions de l’EHESS, Purushartha, n°32, pp. 317-322

Cohen M., J. Joncheray et P-J. Luizard, 2004, Les transformations de l’autorité religieuse. Paris, L’Harmattan.

Droz Y., 2016, « Les métamorphoses de la mobilité. Du schème migratoire au butinage religieux ». In Séraphin G. (dir.), Religion, guérison et forces occultes en Afrique : le regard du jésuite Éric de Rosny. Paris et Yaoundé, Karthala et PUCAC, pp. 113-126.

Dumons B., C. Foisy et C. Sorrel (dir.), 2021, La mission dans tous ses états (XIXe-XXe siècles). Circulations et réseaux transnationaux. Bruxelles, Peter Lang.

Fancello S., 2006, Les aventuriers du pentecôtisme ghanéen. Nation, conversion et délivrance en Afrique de l’Ouest. Paris, Karthala.

Fer Y., 2021, « L’autorité ‘charismatique’ à l’épreuve du terrain : les formes de l’autorité en contexte pentecôtiste », L’Année sociologique, 71(2), pp. 479-501.

Grannec C. et B. Massignon, 2012, Les religions dans la mondialisation : entre acculturation et contestation. Paris, Karthala.

Herrou A. et S. Pedron-Colombani, 2022, « Des spécialistes religieux à mi-temps ? », numéro spécial de Terrains/Théories, n°15.

Hervieu-Léger D., 2001, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement. Paris, Flammarion.

Jouanneau S., 2013, Les imams en France. Une autorité religieuse sous contrôle. Paris, Agone.

Jouanneau S. et Y. Raison du Cleuziou, 2012, « Faire autorité en religion », numéro spécial de Genèses, n°88.

Kaczmarek C. et C. Prudhomme (dir.), 2023, Professions missionnaires. Vocations, transferts, expérimentations, inventions (XIXe-XXIe siècles). Paris, Karthala.

Levitt P., 2003, « “You know, Abraham was really the first immigrant”: Religion and Transnational Migration », International Migration Review, vol. 37, n°3, pp. 847-873.

Luca N. et R. Madinier, 2016, « Figures de l’entrepreneur religieux », numéro spécial des Archives de sciences sociales des religions, n°175.

Mary A., 2003, « Parcours visionnaires et passeurs de frontières », Anthropologie et Sociétés, vol. 27(1), pp. 11-130.

Meintel D. et M.N. Le Blanc, 2003, « Le religieux en mouvement », Anthropologie et Sociétés, vol. 27(1).

Miankian V., 2020, « Territoires de mission. Une expression caduque ? », L’Année canonique, n°2020-2021, vol. LXI, pp. 147-159.

Mohammad-Arif A., 2004, « Musulmans indo-pakistanais et autorité religieuse en diaspora », Archives de sciences sociales des religions, n°125, pp. 147-163.

Picard J., 2016, « (Re)penser la géographie des migrations au prisme du religieux : le cas des Africains chrétiens au Caire », L’Information géographique, 80 (1), pp. 54-75.

Prudhomme C., 2001, « Des missions à l’internationalisation des Églises : évolution ou révolution ? » ; In Bastian J.-P., Champion F., Rousselet K. (dir.), La Globalisation du religieux. Paris, L’Harmattan, pp. 21-34.

Spindler M. et A. Lenoble-Bart (dir.), 2007, Spiritualités missionnaires contemporaines : entre charisme et institutions. Paris, Karthala.

Tarrius A., 1996, « Territoires circulatoires et espaces urbains », Annales de la recherche urbaine, n° 59-60, pp. 50-59.

Trouillet P.-Y., 2020, “The Migrant Priests of the Tamil Diaspora Hindu Temples: Caste, Profiles, Circulations and Agency of Transnational Religious Actors”. South Asia Multidisciplinary Academic Journal, Free-standing article, DOI: https://doi.org/10.4000/samaj.7062.

Trouillet P.-Y. et M. Lasseur, 2016, « Les lieux de culte entre territoires et mobilités du religieux : cadre théorique et perspectives contemporaines depuis les Suds », Les Cahiers d’Outre-Mer, n°274, pp. 5-38.

Van Der Veer P., 2002, « Transnational religion: Hindu and Muslim Movements », Global Networks, vol. 2, n°2, pp. 95-111.